• Quand la musique s'inspire du logiciel libre

     

     

                                                                        

     

    Quand la musique s’inspire du logiciel libre

    Publié le 10 avril 2007 17:48:53

     

    Plusieurs milliers d’artistes distribuent aujourd’hui leur musique gratuitement sur Internet, sur des plateformes de musique libre qui leur permettent de se faire connaître du public, sous le régime des licences Creative Commons. Un phénomène qui prend de plus en plus d’ampleur…

     

    Lorsque le bio généticien et musicien américain Ram Samudrala conçoit à la fin des années quatre-vingt dix la licence FMPL (Free Music Public Licence ), un système de « copyleft » dédié à la musique directement inspiré du logiciel libre, sa philosophie se résume à une idée : « créer, copier et distribuer de la musique doit être aussi libre que respirer le grand air, cueillir un brin d’herbe ou se dorer la pilule au soleil ».

     

    Certes, Ram Samudrala ne cherche pas à vivre de sa musique. Ses activités de professeur associé et de chercheur à l’université de Washington assurent largement son train de vie. Mais il n’est pas à cours d’arguments pour justifier de distribuer librement sa musique.

     

    Très peu d’artistes vivent de la vente de leurs enregistrements

    « Dans le système de copyright actuel, très peu d’artistes vivent de la vente de leurs enregistrements », explique-t-il dans un manifeste publié sur le Web. Et de citer un article de Guitar World publié en 1996, qui estime à 20 000 dollars les royalties perçues par chacun des quatre interprètes d’un album qui s’est vendu à 500 000 exemplaires. Or à l’époque, à peine 1 % à 2 % des albums commercialisés aux Etats-Unis atteignaient ce niveau de vente.

     

    En outre, « distribuer librement sa musique ne cannibalise pas les ventes de merchandising, de tickets de concerts, ni n’affecte les revenus tirés des droits de performance ou des systèmes de licence légale », ajoute-t-il.

     

    A l’ère du numérique, il est devenu très aisé de réaliser des répliques parfaites d’enregistrements audio et de les diffuser largement sur Internet sans nécessiter un système de distribution comme celui des majors. « Si vous considérez l’approche qui consiste à faire appel à des donations, vous pouvez, en théorie, gagner plus d’argent qu’en signant avec une major du disque, tout en conservant une plus grande liberté de création », estime Ram Samudrala.

     

    C’est cette philosophie, qui s’oppose à la main mise des majors du disque sur l’univers de la création musicale, qui a conduit au fil des ans au développement d’un nouveau type de licences de plus en plus répandu aujourd’hui - les Creative commons (CC) – et à celui du mouvement de la « musique libre », dans lequel se reconnaissent de plus en plus d’artistes émergents.

     

    « Quelle est la réalité de la musique libre aujourd’hui ? Du côté des créateurs, on distingue deux populations différentes : ceux qui ne veulent pas faire de la musique leur métier et rentrer tout de suite dans une logique de développement commercial, et ceux qui tiennent un discours anti-majors beaucoup plus libre sur la musique », explique Guillaume Champeau, rédacteur en chef du site Ratiatium et co-fondateur du site de musique libre BnFlower.

     

    « Du côté des internautes, certains se tournent vers le libre tout simplement parce que c’est gratuit et sans risque légal, d’autres parce qu’ils adhèrent à l’aspect anti-système de ce mouvement », poursuit-il.

     

    Un million d’album sur BitTorrent

    Pour l’heure, aucun artiste majeur n’a véritablement émergé de cet univers. Mais quelques plateformes de musique libre commencent à monter en puissance, à l’instar de Jamendo, qui se repose sur les réseaux peer-to-peer et a déjà distribué plus d’un million d’album sur BitTorrent depuis son lancement en janvier 2005.

     

    « En projetant les données de trafic de nos serveurs mldonkey (qui desservent par ailleurs les réseaux P2P eMule et eDonkey, ndr), nous estimons que nous pouvons ajouter au moins 50% à ce chiffre. Soit un million et demi d’albums téléchargés depuis 2 ans », confie Laurent Kratz, le P-dg de Jamendo.

     

    « Notre activité n’est pas encore rentable mais nous ne forçons pas trop notre talent pour l’instant. Eut égard au trafic de Jamendo, nous pourrions en tirer de quoi financer cinq salaires, or nous n’en couvrons que deux, car nous ne vendons de la publicité que sur les adresses IP françaises, qui ne représentent qu’un quart de notre trafic », explique-t-il.

     

    Au regard de la croissance du trafic en provenance de territoires comme les Etats-Unis ou d’autres pays européens comme l’Allemagne ou la Pologne, et de celle, prévisible, de la notoriété de la marque Jamendo, grâce à la mise en place de nombreux widgets à destination des blogs et des réseaux sociaux, la petite start-up luxembourgeoise espère aujourd’hui convaincre des fonds de capital-risque d’investir dans son développement.

     

    « Notre discours à leur égard est que Jamendo joue la carte de la complémentarité plutôt que celle de l’alternative. Le modèle commercial et celui de la musique libre cohabitent comme dans l’univers du logiciel où dans d’autres métiers. Nombreux étaient ceux qui prédisaient qu’Amazon.com allait faire disparaître les libraires, or les deux modèles continuent de fonctionner et la somme des deux est plus importante », explique Laurent Kratz.

     

    « Les venture capitalistes sont intéressés par le pari que nous faisons en référence au modèle du libre dans le logiciel, qui a gagné une part de marché importante aujourd’hui par rapport au logiciel propriétaire. Red Hat ne vend pas des licences de logiciel mais du service et du support. Le modèle économique du libre n’est pas de vendre de la musique. Mais il aura également un impact », poursuit-il.

     

    Aujourd’hui, Jamendo accueille 500 000 visiteurs uniques par mois et comptabilise environ six fois plus de pages vues. « Nous commençons à devenir une plateforme institutionnelle incontournable pour le groupe de base, indique Laurent Kratz. Nous sommes devenu un outil de méritocratie en matière de musique libre, ce qui n’empêche nullement que le groupe doive être bon en marketing en plus de produire une musique intéressante ».

     

    Vers une économie de l'attention

    Jamendo a mis en place un système de partage des revenus publicitaires avec les artistes et un système de donation. Les montants redistribués sont encore dérisoires aujourd’hui. « Dans la courbe du long tail, nous sommes en dessous du seuil des 1000 albums vendus. Ce sont des contenus qui sont monétarisés à l’échelle du pico-cent. Mais avant d’atteindre un certain plafond de marge et de rentrer dans un modèle de business, il y a toute une univers musical à qui on permet d’exister », estime-t-il.

     

    Pour Laurent Kratz, c’est tout le modèle économique de la musique qui est en train de basculer dans une économie de l’attention. « Quelque part, la gratuité devient un standard de la musique. L’argent ne disparaît pas mais il afflue aux deux extrêmes, dans les périphériques et dans les concerts. Il y a de moins en moins d’argent qui circule dans les mains des intermédiaires. Le coût de la production de musique, à qualité constante, tend vers zéro et la valeur s’inscrit beaucoup plus aujourd’hui dans le temps passé avec l’artiste, comme dans le modèle d’Artistshare ».

     

    Certains, dans cette univers de la musique libre, ne désespèrent pas pour autant de vendre des albums, à l’instar d’Emmanuel Sargos, le fondateur du site Pragmazic.net, qui vient de se lancer en béta test. « Au sein même de la famille musique libre il y a plusieurs clans : ceux pour qui la musique est un art et doit être gratuite et ceux qui ont une vision un peu plus pragmatique des choses, dont nous sommes. Nous nous adressons à tous les petits labels qui veulent vraiment s’impliquer », indique-t-il.

     

    « Notre modèle repose sur la vente d’album en qualité CD, dans le format WAV ou FLAC, avec la pochette en haute définition. Nous avons décidé de privilégier le téléchargement de l’album en entier et opté pour un tarif de 6 €, quelque soit le nombre de titres que contient un album, explique-t-il. 65 % du prix de vente est redistribué aux ayant droit et 17,5 % à un fond de soutien associatif à la musique libre, qui organisera notamment un certain nombre de manifestations. »

     

    Pragmazic joue la carte du partenariat avec les labels. La plupart de ceux qui sont distribués pour l’instant sur le site sont des structures associatives qui fonctionnent comme des e-labels. « Il y a beaucoup de labels qui produisent des musiques de qualité. Nous espérons leur permettre de se faire suffisamment de trésorerie pour continuer à se développer. », confie Emmanuel Sargos.

     

    Il ne désespère pas de convaincre à terme un certain nombre de labels indépendants traditionnels de rejoindre sa plateforme : « Tous les distributeurs indépendants mettent la clé sous la porte les uns avec les autres. Nous souhaitons travailler de concert avec tous les labels qui sont un petit peu déphasé par cette situation. […]. »

     

    « Nous espérons éduquer les gens et les sensibiliser à l’importance de soutenir tous ces labels et éditeurs qui travaillent pour des artistes dans lesquels ils croient », explique-t-il. Et convaincre le public d’acheter leurs albums en qualité CD après avoir téléchargé gratuitement leur musique au format MP3.

     

    (article paru dans Musique Info Hebdo du 5 avril 20097)


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